Je viens de dévorer "La belle et la bête, journal d'un film" de Jean Cocteau.
Quel artiste.
Il a tourné ce chef-d'oeuvre en 1945-46, dans des conditions qu'on n'imagine pas: sans arrêt malade, voire très malade - il a dû interrompre son travail par plusieurs jours d'hôpital - ainsi que ses acteurs d'ailleurs, il a sublimé d'un bout à l'autre ses souffrances, porté par le film... "Et maintenant, il faut que je dise la vérité. Je n'ai jamais été aussi heureux que depuis que je suis malade. Ma souffrance ne compte pas. (...) L'obligation où j'étais de donner l'exemple et de tenir debout m'exaltait presque. J'offrais ma croix au film et je suis certain qu'il s'y est passé quelque-chose."
Le matériel dont il disposait, l'état de ce matériel, laisse rêveur aujourd'hui. Non pas qu'il recherchait ce genre de difficultés, mais il appréciait l'économie d' effets de caméra, qui à l'époque étaient à la mode. Il travaillait énormément la lumière et rêvait de faire de la couleur, qui apparaissait seulement en Amérique.
La maison de Belle se situe en Touraine. Jeux de patience pour tourner les extérieurs entre les nuages, les éclaircies, les avions qui font des loopings au mauvais moment et saccagent la prise de son.
Christian Bérard est le décorateur et costumier. " L'élégance de ses costumes,leur force, leur simplicité somptueuse jouent au même titre que les paroles. Ils décident le moindre geste sans rien de décoratif et donnent l'aisance aux artistes. L'arrivée de Belle, dans la lessive au milieu des poules noires, en grande robe bleu de ciel était un miracle. (...) Dès qu'ils sont habillés, maquillés, perruqués et rôdent dans le jardin, la ferme, les bâtisses, les fenêtres, les portes, prennent leur sens véritable. En costumes modernes nous avons tous l'air d'intrus, de fantômes ridicules."
Cocteau appelait Jean Marais "Jeannot".
"Voir travailler Christian Bérard est un spectacle extraordinaire. Chez Paquin, parmi les tulles et les plumes d'autruche, barbouillé de fusain, couvert de sueur et de taches, la barbe en feu, la chemise qui sort, il imprime au luxe le sens le plus grave. (...) Hommes et femmes qui sortent de ses mains ont l'air de vivre en un certain lieu, à une certaine date, et non pas de se rendre au bal masqué."
J'étais très jeune lorsque j'ai vu ce film pour la première fois. Les décors m'ont marquée à vie! La chambre de Belle, la salle du château et la table...le linge étendu dans le jardin...rien de ce que j'ai pu voir après n'a effacé ces images puissantes. Sans doute parce qu'ils les ont réalisés avec les moyens du bord, et éclairés d'une façon éblouissante. Peut-être aussi parce que Cocteau, en grand alchimiste, a transformé sa poésie en film.
Jean Cocteau "La Belle et la Bête" ed. du Rocher
images: "La Belle et la Bête" par Henri Alekan, ed. du Collectionneur